Nathaniel Tarn:

quatre poèmes

 

traduction : Jean Paul Auxéméry

 


LES BELLES CONTRADICTIONS

CINQ

À regarder dans les yeux lors d'expériences des bébés
nés sans la pression normale sur leurs crânes
à penser qu'ils vont mettre un terme à la philosophie
quand une amorce de la chose se met à produire des monstres
et que la poursuite de la probabilité du génie
la forte secousse qu'il porte à sa mère en sortant
la clarté de l'air qui l'environne plus tard dans la vie
quelle que soit la revanche que son corps pourrait prendre sur lui
la fêlure de son esprit entre le diamètre de son crâne et la couronne

                                     la réalité comprend

que l'incommensurable effort de l'espèce tout entière
pour porter cet animal à la crête de l'arbre et y situer son trône
est peut-être à jamais disparue en un instant de l'histoire médicale
comme lorsque s'éteint tel ou tel art ou une ancienne migration
de tous les oiseaux ensemble dans les bras du même vent
la façon dont la planète tournait dans un seul sens dans un seul but

                                                         effraye pas mal

je me souviens des rives du plus beau lac du monde
dont le nom dans sa langue signifie abondance des eaux
comme si les volcans qui l'entourent avaient brisé la terre pour l'ouvrir
là dans le village de Saint-Jacques de Compostelle par une nuit froide
non les nuits embaumées de cactus-cierges où une voix que je n'ai jamais retrouvée
chantait ces sérénades à fendre le cœur à l'intention d'aucun être connu
un couple en visite donna naissance sur la place du marché
le père rongeant le cordon comme un rat pour libérer l'enfant
et avant de partir au matin on leur avait accordé la liberté du lieu

                                    accordé au divin enfant veux-je dire

 

 

LA CINQUIÈME PERSÉPHONE

Quand ils sont venus la chercher au pays des nombreux
après qu'elle eut été localisée dans le pays
de celui qui reçoit les nombreux /
                                    et que le père de tous
eut donné son accord pour qu'elle revienne deux saisons sur trois
il lui glissa la graine de l'obscurité sous les espèces
                                    d'une grenade
qu'elle mangea par violence, et sans donner son accord
                                    concernant sa liberté.

                                    Sa propre ruine
entra en elle comme une brume, c'était comme si
la fleur de son âge se tenait face au ciel tel un palais
le palais des souverains avec toutes ses tours
ses remparts et elle, en son âge ayant
atteint le pic de sa perfection, là, toutes bannières au vent.
Et quiconque aurait regardé là aurait parlé de perfection
de ce pic de perfection au cimier même
de ces tours s'effondrant.

                                    Et n'importe quel chanteur aurait dit
avec éloquence qu'elle avait atteint là son sommet
qu'elle n'avait jamais été aussi séduisante avec cette brume en elle
mais elle aurait dû savoir aussi
                      que dorénavant
il n'y avait plus de chemin qu'en descendant
                      et que l'hiver venu sur la lande au-dessous
elle devrait tomber parmi les ombres qu'elle gouvernait de droit
et par la gravité de ses accomplissements.

                                    Cependant la mère
dans la cité de ses mystères chaque nuit dans le feu
tenait l'enfant du roi dans le feu afin de le rendre sans âge
de le rendre immortel peu à peu, l'aimable prince.
Elle ne buvait nul vin, mais seulement de l'eau d'orge et de seigle,
elle se tenait au seuil des portes la tête au plafond
emplissant l'embrasure d'une lumière divine et les hommes de peur,
elle portait des voiles noirs comme nuages masquant sa beauté sans âge
et avait donné congé à la compagnie de ses pareilles.

                                    Elle ne s'affligeait pas de ces perfections
portées à leur comble en sa fille mais c'étaient les hommes qui s'affligeaient
ayant vu la mort entrer dans son corps et ne sachant comment tailler
dans les racines meurtrières qui s'étaient emparées de son cœur.

 


 

OLVIDO INOLVIDABLE

                                                                à Octavio Paz

Les soleils de toutes les galaxies brillent soudain ensemble
le sang du monde dégèle et
court dans la forêt de nos veines,
nous traversons comme en rêve toutes les reconnaissances :
elle m'avait cherché longtemps entre les neiges
avec les dards de la Porteuse d'Arc,
j'avais bu de son sang à la source
et mangé de sa charge d'ambre
et m'étais lavé dans le feu brûlant de ses larmes,
elle est quelqu'une que tu connais et n'as pas vue d'une longue saison
tu vas bientôt la revoir
parce que son temps se marie à mon temps
et nous allons du même pas ensemble et partout,
elle fabrique son or durant la journée
et la nuit elle frappe monnaie d'argent
sous ses pieds quand elle s'en vient les herbes d'aube croissent,
elle tend le grand arc de notre vie
la flèche vole droit vers la cible et frappe au cœur,
elle m'a retrouvé après moult labeur,
la forêt est ouverte à nouveau, les cerfs gambadent,
la meute aboie comme une eau en folie,
soleil et lune s'éveillent dans les bras l'un de l'autre surpris
et les étoiles font leur musique ensemble sans cesse aucune.

 

 


 

ARCHITEXTURES         5

       Et puis, qui sont ces gens qui ont été dans ce pays où nous sommes allés autrefois, et par-dessus tout, ces enfants qui ont parlé à ceux à qui nous avons autrefois parlé et qui tous maintenant ont les traits semblables à ceux de nos enfants, avec en plus cette santé et aussi cette clarté d'esprit, ce sens du contexte d'une part, de l'autre cette présomption sous-jacente, et qui font tout pour que notre maison ressemble à un vrai foyer, et non à une cabane faite de pièces de bois venues d'une multitude de forêts (une pièce pour chaque forêt, ce qui représente tout le temps dont nous disposions, étant alors les seuls explorateurs de cette planète) ? Mais il est vrai aussi que cette maison, nous devons un jour en être dessaisis et qu'elle doit porter d'autres noms que les nôtres, à moins que nous ne soyons amenés à entrer à nouveau dans ces forêts, comme le lion au réveil, et que nous ne les fassions nôtres : Oh! mais nous savons les tentations de ces forêts – forêts de l'étude dans lesquelles un millier d'années ne vaut qu'un jour, où rien n'est jamais noté par l'écriture mais où l'accord vocal seul signifie le tout de la loi à jamais, tant on avance peu en toute espèce de savoir qui n'ait pas de rapport avec le cœur du bois – et nul n'a assez de temps pour les troncs ni les écorces, ou les branches, sans parler des feuilles ou de la douce sève de l'érudition du cœur.

       Mais était-ce là le lieu où nous avions voulu aller tout d'abord ? Eussions-nous marché vers le nord, au début, c'eût été parce que nous avions décidé, ab initio, d'aller vers le sud ; si ç'avait été le sud, alors le nord ; si pas l'ouest ; si pas l'est... Comment se fait-il que nous ne fussions jamais allés où nous avions ardemment désiré nous rendre ? Que nous n'avions jamais notre content de désir en cette matière ? Et avions au contraire seulement été où d'autres avaient voulu que nous soyons, nous avaient dit, nous avaient ordonné d'être ? Accompli les ennuyeux exploits auxquels ils nous avaient condamnés ? Et donc, une nuit, après toute une vie de sécurité, même ce lieu, le seul vers lequel nous avions fait notre chemin, nous fut pris. Comme des bodhisattvas, qui, intelligents à l'excès, habiles en moyens, en compassion de bon aloi, pour délivrer du sentiment de propriété, soustraient ceci à tel ou tel, et cela à tel autre, volant tout à tout un chacun en une ronde monstrueuse de pillage, ils sont arrivés à nous prendre ce lieu et à le donner à ceux qui ne pouvaient que l'aimer, le comprendre, le connaître moins - mais peut- être en avoir un plus impérieux besoin.

        Et elle, était-elle là ? Sous quelle forme était-elle là ? Etait-elle là dans l'image de la fille qui danse, sculptée sur les murs de ce temple colossal, le seul dont les peuples croyaient qu'il avait été détaché du ciel? Pour servir de modèle à la terre ? A peine pouvaient-ils savoir qu'elle était en fait montée du monde souterrain et que les doigts de ses pieds, très très bas dans le bas-relief et cachés par les lianes insouciantes de la jungle, étaient en fait issus de bourgeons de racines et de branches sur le sol de la forêt ! Ah, est-elle donc ici maintenant, plus en sécurité peut-être à cause de ces racines de pleine terre ! A partir d'ici il n'y a pas de sortie à la fin, appuyez sur n'importe quelle touche pour entrer dans le document, et vous tiendrez bon pendant un temps si long qu'il faudra le ranger dans l'incommensurable. Car pour en être délivré, de ça, il faut un don si efficace que, les choses étant ce qu'elles sont, ce n'est pas pensable : aucun code ne parviendra à en assurer la sauvegarde. On se déplace dans le texte placentaire qu'elle dispense, et non dans l'air invulnérable.